Argentin d’origine, Italien de sang et Français d’adoption, Mauro Colagreco, Chevalier de la Légion d’honneur, est un chef sans frontières. Depuis 2006, il a fait du Mirazur à Menton, un vaisseau amiral de la gastronomie mondiale, couronné de trois étoiles Michelin et élu meilleur restaurant du monde.
Visionnaire et engagé, Mauro Colagreco défend une gastronomie circulaire qui replace la nature au centre de l’assiette. Depuis 2020, il s’inspire du cycle de la lune pour rythmer ses menus, en écho aux forces qui gouvernent le vivant. Avec sa boulangerie Mitron Bakery, il redonne vie aux blés anciens et au pain nourricier, tandis qu’au Cap d’Antibes, il signe la partition culinaire de la Villa Miraé. Également à la tête d’établissements à Paris, Londres, ou La Plata, sa ville natale, il poursuit la même conviction : une cuisine qui nourrit le corps et le cœur.
Après un parcours international et une formation auprès de maîtres tels que Bernard Loiseau, Alain Passard, Guy Martin ou encore Alain Ducasse,qu’est-ce qui vous a conduit il y a vingt ans à choisir Menton pour ouvrir Mirazur ?
C’est un peu par hasard que je suis arrivé ici. À l’époque, je vivais et travaillais à Paris, tout en cherchant un lieu pour ouvrir mon propre restaurant. Lors d’un voyage gastronomique en Espagne, un couple de collectionneurs italiens m’a parlé d’un établissement fermé depuis quatre ans, situé à Menton, tout près de la frontière franco-italienne. Ils ont organisé une rencontre avec le propriétaire, et dès que j’ai franchi le seuil du restaurant, j’ai été saisi par la vue imprenable sur la Méditerranée, les citronniers, et ce magnifique jardin de plantes exotiques évoluant dans un « micro climat dans le micro climat », entre mer et montagne. J’ai tout de suite compris que j’avais trouvé un Eden où investir toute mon énergie, et où je pourrais cuisiner en connexion avec la nature, tout en étant entouré de ma famille.
Comment définiriez-vous aujourd’hui Mirazur ?
L’imposante vigie en rotonde des années 1930 au décor idyllique qui abrite Mirazur est plus qu’un restaurant, c’est un projet de vie, dans un écosystème préservé. Je devais y rester peu de temps et rentrer en Argentine, mais nous fêterons déjà ses vingt ans l’an prochain ! L’expérience dépasse l’assiette, elle est holistique. Nous invitons tous nos convives à découvrir nos jardins en permaculture et biodynamie avant de prendre leur repas, notamment le jardin Rosmarino, à une centaine de mètres du restaurant. L’âme du lieu réside dans cet émerveillement devant le vivant, source de créativité et de respect.

Comment naissent vos plats ?
L’inspiration peut venir d’un produit, d’une rencontre, d’un souvenir ou d’une émotion, comme ce fut le cas pour La marée noire. Mais la plupart de nos créations naissent du dialogue avec la nature. Chaque année, avec mon équipe, nous imaginons près de 200 plats évolutifs, guidés par les 365 saisons du vivant. Je me considère comme un chef sans frontières : mes voyages nourrissent mon imaginaire, je m’approprie les saveurs et techniques rencontrées pour les adapter à mon terroir méditerranéen. Dans cette logique, nous avons voulu que l’accord mets & vins devienne une expérience à part entière. Avec mon équipe de sommellerie, nous retraçons 6 000ans d’histoire du vin, de la Géorgie à la Méditerranée, un voyage prolongé par des amphores créées sur mesure par la céramiste Perrine Louis, symbole du lien entre la terre, le vin et les hommes. Depuis 2019, nous proposons aussi une alternative sans alcool, élaborée à partir de plantes de nos jardins et de fermentations naturelles. Infusions, macérations, kombuchas ou kéfirs offrent la complexité et la richesse des grands crus, pour une expérience complète.

Mirazur a été élu meilleur restaurant du monde en 2019. Est-ce une pression ou une liberté supplémentaire ?
2019 a marqué un tournant : la troisième étoile Michelin, la première place au 50 Best, le titre de Meilleur Chef de France – une première pour un chef non français. Mais juste après, le monde s’est arrêté avec la pandémie. Nous avons dû fermer le restaurant. Cette période d’incertitude a changé ma vision. J’ai ressenti le besoin de renforcer notre lien à la nature. Aujourd’hui, la plupart de nos produits viennent de nos jardins ou de producteurs locaux. C’est ainsi que sont nés les menus « Univers », inspirés du calendrier lunaire biodynamique, qui se déclinent en neuf séquences autour de thèmes différents : les Racines, les Feuilles, les Fleurs ou les Fruits. Ce fut un grand défi, mais une libération créative.
Votre style est réputé audacieux…
Il m’arrive d’associer l’huître et la poire, la vanille et le homard, ou encore la betterave et le caviar… Mais ce qui compte, c’est que la technique s’efface derrière une impression de simplicité et de lisibilité. J’aime travailler sur l’aspect visuel, les couleurs, les textures, presque comme un tableau. Les menus « Fleurs » en sont l’exemple : il faut parfois récolter plusieurs centaines de fleurs à la main ou effeuiller de minuscules fleurs de thym pour créer un carré parfait.
Mitron Bakery est aujourd’hui une enseigne emblématique. Quelle était votre ambition ?
Le pain est universel, symbole de partage. Pourtant, la majorité des boulangeries utilisent des farines issues de blés modernes, souvent indigestes. Avec Mitron Bakery, nous avons voulu réhabiliter le pain comme aliment vital. Nous travaillons des blés anciens bio, moulus sur meule de pierre à Menton, avec un levain maison et une fermentation lente. C’est un retour aux essentiels, pour la santé comme pour la planète.
Vous signez aussi l’offre culinaire de la Villa Miraé au Cap d’Antibes. Quelle était votre envie pour ce projet ?
La Villa Miraé est un lieu magique. J’y ai imaginé deux expériences : Miraé, table conviviale qui réinterprète les classiques de la Riviera franco-italienne,et Amarines, une table gastronomique où la Méditerranée se raconte dans l’assiette. Dans les deux cas, nous travaillons main dans la main avec nos producteurs locaux, véritables gardiens du goût.
Qu’est-ce qui rend la Riviera si inspirante pour un chef ?
C’est un territoire d’une richesse inouïe. L’histoire de ce lieu, qui garde les traces des premiers Hommes arrivés depuis l’Afrique en Europe occidentale, nous montre qu’il a toujours été un lieu favorable à la vie en raison de l’abondance des ressources existantes à travers les ères. Cette conjonction de forces de la nature qu’on trouve dans le paysage des Alpes-Maritimes - la mer, la montagne et les jardins- n’est pas seulement un plaisir pour les yeux. Elle est l’une des plus belles destinations touristiques de France, et représente la possibilité concrète d'accéder à une énorme diversité de produits. Pour un cuisinier, c’est un champ d’inspiration infini.
Y a-t-il un produit ou une recette locale que vous aimez particulièrement revisiter ?
Je suis attaché aux agrumes, notamment le citron de Menton, que nous intégrons selon la saison dans de nombreux plats. Au sein de nos parcelles orientées plein sud et protégées par les Préalpes, nous en produisons plus d’une quinzaine de variétés. Mais j’aime aussi revisiter les fleurs de courgettes farcies, le poisson alla Ligure ou encore les spaghettis alla Genovese, en leur apportant une fraîcheur contemporaine.
Si vous deviez recommander trois adresses sur la Côte d’Azur, hors vos propres établissements ?
L’Orangerie à Menton, La Merenda à Nice, et Le Louis XV – Alain Ducasse à Monaco. Trois lieux très différents, mais qui reflètent chacun l’esprit de la Riviera.

Votre lieu secret pour vous ressourcer ?
Mes jardins, et l’arrière-pays mentonnais. J’y trouve une sérénité particulière, entouré de vallées et de parcs naturels magnifiques.
Enfin, quels gestes concrets un chef peut-il poser aujourd’hui pour une cuisine durable ?
La gastronomie circulaire est notre manifeste : cuisiner local et de saison, préserver la biodiversité ,bannir le plastique à usage unique, valoriser les produits dans leur intégralité, recycler et penser le retour à la terre, étudier les cycles de vie en collaboration avec une anthropologue… Chaque geste compte, car la cuisine peut et doit participer à changer le monde. Dans cette logique, nous développons aujourd’hui une ferme pédagogique pensée comme un modèle d’agriculture régénératrice. Elle associe polyculture-élevage, permaculture et biodynamie pour préserver les écosystèmes, valoriser les savoir-faire locaux et renforcer l’autonomie du territoire. L’objectif est d’en faire un centre d’excellence rural, à la fois lieu de production et de transmission de pratiques agricoles durables. En 2020, nous avons aussi été le premier restaurant au monde à obtenir la certification Plastic Free, après des années de recherche pour éradiquer le plastique à usage unique de nos cuisines. Cet engagement a été reconnu par l’UNESCO, qui m’a nommé en 2022 ambassadeur de bonne volonté pour la biodiversité. L’année suivante, j’ai accepté la vice-présidence de Relais & Châteaux. En 2024, une nouvelle étape a été franchie avec la labellisation B Corp : Mirazur est devenu le premier restaurant trois étoiles au monde à rejoindre cette communauté internationale. Cela traduit notre volonté de soutenir les économies locales, de promouvoir l’éducation et la protection de l’environnement, d’améliorer la santé de notre communauté et de préserver la biodiversité. Nous travaillons aussi avec la « Maison des Semences Paysannes »,un réseau qui regroupe 60 % des paysans entre l’Italie et Nice et qui défend la diffusion de semences anciennes, garantes de diversité et de résilience. Chaque repas est un acte d’humanité : il peut fragiliser notre planète ou, au contraire, contribuer à la préserver et la régénérer, tout en nourrissant le corps, l’âme et la terre.
Découvrez la cuisine du Chef Mauro Colagreco sur la Riviera
- Mirazur *** – Menton
- Casa Fuego (cuisine argentine) –Menton
- La Pecoranegra (pizzas) –Menton
- Boulangeries Mitron Bakery – Menton, Monaco, Nice
- Restaurants Miraé et Amarines à la Villa Miraé – Cap d’Antibes
Photo cover ©Ophélie Collignon
