Avec la disparition de l’artiste Ben Vautier le 5 juin dernier, c’est l’une des figures majeures du courant artistique mondialement connu, l’École de Nice, qui perdait l’un de ses plus illustres fondateurs. Développé à partir des années 1950 jusqu’aux années 1970, il s’inscrit à la croisée des chemins de plusieurs mouvements comme le Nouveau Réalisme, Fluxus, Supports/Surfaces ou encore le Groupe 70. Hélène Guenin, directrice du Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice, nous en dit plus.
Comment pourrait-on définir l’École de Nice ?
La mention « École de Nice » apparaît pour la première fois dans la revue Combat en 1960. La grande critique d’art Claude Rivière y pose la question : « Y a-t-il une École de Nice ? ». Mais il y a une définition que j’aime bien, c’est celle de la critique d’art France Delville qui dit que « L’École de Nice, c’est l’école buissonnière. » En effet, il y a, dès le départ de la création de ce mouvement, un côté indiscipliné, polisson, rebelle, et une volonté de sortir des codes. Lorsque je suis arrivée à Nice en 2016 pour accéder à la direction du MAMAC, le Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice, je me suis d’emblée attelée avec mon équipe à la préparation de la grande exposition « À propos de Nice. 1947-1977 » organisée dans le cadre de la Biennale « Nice 2017. École(s) de Nice », et à l’occasion de l’anniversaire supposé de la naissance de cette effervescence artistique. Je me suis plongée avec joie dans cet héritage et j’ai tout de suite remarqué que, même s’il y avait des artistes avec des pratiques très différentes, ils étaient réunis par leur côté turbulent, irrévérencieux, et l’envie d’inventer un art qui sorte de l’académisme. Ils avaient aussi une capacité commune à s’emparer du réel sous toutes ses formes. Ben, artiste majeur de ce mouvement, le disait lui-même en 1966 : « Ce qui réunit ces artistes, c’est l’appropriation du monde extérieur en tant qu’œuvre d’art. »
Un moment qui fait date symboliquement dans la création de l’École de Nice fut un jour de 1947. Les artistes Yves Klein, Arman et leur ami poète Claude Pascal décidèrent de se « partager le monde ». C'étaient de jeunes adolescents qui se connaissaient, car ils pratiquaient ensemble le judo à Nice et avaient chacun des aspirations artistiques. Yves Klein s’empara du ciel, et on sait qu’il sera l’auteur plus tard du célèbre Bleu Klein (International Klein Blue). Arman prit la terre et ses richesses, il créera plus tard ses accumulations et ses Poubelles Artistiques. Et Claude Pascal prit l’air. Cet acte incroyable fut annonciateur de leur carrière artistique où plus rien n’aurait de limite. Ils avaient une quête de l’absolu et une volonté de tout explorer.
Mais la véritable naissance historique du mouvement a eu lieu à la fin des années 1950. À cette époque, plusieurs artistes se sentaient en décalage avec la période artistique. C’était le temps de l’expressionnisme abstrait et de la peinture gestuelle. Mais à Nice, ces jeunes voulaient créer une rupture et inventer un art nouveau, révolutionnaire, qui ait des formes nouvelles. Parmi eux, Yves Klein, fils d’artistes peintres qui vivait entre Nice et Paris, mais aussi Martial Raysse et Claude Gilli, inventeurs d’un pop art à la française. Arman inventait ses « poubelles » et Ben Vautier lançait un art de performances, de gestes. Il descendait dans la rue et interpellait les passants en faisant entrer l’art dans la vie et la vie dans l’art. Il s’était notamment posté sur la promenade des Anglais avec un panneau « Regardez-moi, cela suffit » (1962) ou avait installé sa table et son déjeuner au milieu de la circulation, en face du Grand Café de la Buffa (1963).
Parmi les œuvres emblématiques de l’École de Nice, lesquelles ont le plus marqué leur époque ?
En 2017, pour l’exposition « À propos de Nice. 1947-1977 », j’ai eu la chance de faire venir une des pièces iconiques de cette période qui appartient au Centre Pompidou à Paris. Il s’agissait de l’œuvre en trois dimensions de Martial Raysse, « Raysse Beach ». L’artiste avait créé une plage avec neuf panneaux en bois représentant des pin-up hautes en couleur, qui entouraient des objets comme une serviette éponge, un juke-box qui diffusait les hits musicaux des années 1960, du sable, un dauphin et un canard gonflables. Il amenait ainsi littéralement dans l’espace d’exposition la plage contemporaine, son atmosphère et le succès naissant des bouées en plastique. Cette œuvre est considérée aujourd’hui comme une pièce très forte du Nouveau Réalisme, ce mouvement intégré à l’École de Nice, qui donne de nouvelles approches perceptives au réel. La déclaration constitutive de ce groupe avait été rédigée par l’historien d’art Pierre Restany et signée au domicile d’Yves Klein à Paris. Le point commun réunissant les nouveaux réalistes était le refus de l'abstraction triomphante de l'École de Paris.
Je pense également à une anthropométrie très figurative, qui est aussi une performance radicale de l’artiste Yves Klein, « ANT 84 ». L’anthropométrie est un terme inventé en 1960 par Pierre Restany (du grec anthropos, homme, et métrie, mesure) pour nommer ce qu’Yves Klein désignait comme « la technique des pinceaux vivants. » Les anthropométries étaient le résultat de performances souvent réalisées en public avec des modèles dont les corps enduits de peinture venaient s’appliquer sur le support pictural. Dans « ANT 84 », on voit deux sortes de sirènes qui semblent flotter merveilleusement sur la surface de la toile, résultat de traces laissées par deux « femmes pinceaux » nues et enduites du célèbre bleu Klein inventé par l’artiste en hommage au ciel niçois. Yves Klein les appelait ses assistantes et dirigeait leurs déplacements sur la toile. L’artiste déposa en mai 1960 le brevet où il revendique le processus de fabrication de cette valeur chromatique qui deviendra l'emblème de sa notoriété.
Les ex-voto du niçois Claude Gilli figurent également parmi les œuvres emblématiques de l’École de Nice, car il a su rendre pop les paysages de pins parasols et les gestes traditionnels, religieux et folkloriques des ex-voto.
Il y a aussi évidemment Arman et ses accumulations d’objets, ou encore la série des Poubelles qui dénonce la société de consommation de masse à l’aube des années 1960 en révélant son impensé et sa face non assumée. Arman enfermait les déchets collectés dans des boîtes de plexiglas, donnant à voir ce que cette société laisse derrière elle, et le phénomène naissant de l’obsolescence programmée. Au début des années 1960, dans le contexte particulier des Trente Glorieuses, les artistes étaient très peu à parler de ce phénomène de gaspillage à outrance. C’était assez osé pour l’époque !
Les sudistes faisaient entrer l’art dans la vie. Je pense aussi au mouvement Supports/Surfaces, également labellisé de l’École de Nice, apparu dans la seconde moitié des années 1960. Cette génération revient à la peinture en mettant en évidence ses composantes, y compris les plus triviales : le cadre, le châssis, la toile, le motif… Le sujet passe au second plan. Parmi les artistes de ce groupe : Claude Viallat, Louis Cane ou Noël Dolla et ses restructurations spatiales en milieu naturel ou sur la plage de Nice, mais aussi Bernard Pagès qui faisait des arrangements à partir de matériaux du monde paysan ou ouvrier (bûches, briques, tôle ondulée, outils, grillage, etc.). Leur démarche sera poursuivie par le Groupe 70, composé notamment de Max Charvolen, Louis Chacallis, Jean Isnard, Serge Maccaferri et Martin Miguel, qui seront également comptés dans l’École de Nice.
Enfin, Ben occupe une place bien singulière et majeure dans cette École de Nice. Il était fasciné par le mouvement Fluxus, dont l’un des principaux fondateurs est George Maciunas. Ce mouvement désacralise l’art, le plaçant à la portée de tous et valorise le mode d’action direct et participatif. Ben, déjà partisan d’un art de geste et d’attitude, va favoriser la venue d’artistes de ce mouvement à Nice et créer les conditions favorables à une véritable scène artistique. Un des gestes iconiques de l’époque a consisté à signer l’horizon en suivant sa ligne et en écrivant sur une plaque de verre posée sur la Prom’ (1962). C’était pour lui une forme de réponse au geste d’appropriation du ciel par Yves Klein.
Ce qui est génial c’est que l’on n’est ni à Paris ni à New York, mais bien à Nice, une ville où il n’y a pas vraiment de lieux d’art à l’époque pour que ces artistes puissent s’exprimer. Tout à coup, un mouvement naît, car cette bande de jeunes gens se retrouve, s’épie du coin de l’œil et a soif d’inventer, de s’inspirer de Nice. Et en même temps, ils créent en réaction à Nice. Il y a un mélange d’hommage et d’ironie. Quand Raysse fait entrer tous les clichés et les codes de la plage dans l’espace d’exposition, c’est de l’ironie.
Enfin, il y a ceux qui échappent aux classifications... Bernar Venet, seul peintre conceptuel de l’École de Nice, Albert Chubac, Robert Malaval, André Verdet, Sacha Sosno ou encore Jean Mas.
La construction du MAMAC inauguré en 1990 était-elle nécessaire pour donner un lieu d’exposition à ces artistes ?
En 1985, l’exposition « Autour de Nice » à Acropolis présentait un premier rassemblement d’œuvres des nouveaux réalistes, de l’École de Nice et de Support/Surfaces notamment, et va accréditer la nécessaire implantation d’un musée d’art moderne et d’art contemporain à Nice.
À la même époque, plusieurs villes en France créent leur musée d’art contemporain dans un mouvement de décentralisation de Paris : Grenoble, Nîmes, Bordeaux, Lyon et Nice en font partie. L’artiste Sacha Sosno s’était fortement mobilisé pour demander un lieu d’exposition pour la scène artistique niçoise qui avait déjà une portée internationale. Arman, Bernar Venet, Martial Raysse et d’autres s’étaient déjà « exportés » à New York. Yves Klein avait exposé de son vivant aux États-Unis, en Allemagne, en Italie, et Ben avait un parcours international déjà conséquent, étant connecté au mouvement mondial Fluxus. Lorsque Arman et Yves Klein participaient au Nouveau Réalisme, les États-Unis connaissaient au même moment l’avènement du pop art et de l’art d’assemblage. Très vite, tous ces artistes se sont rencontrés et ont exposé ensemble. La création du MAMAC s’inscrit dans un panorama global de l’histoire de l’art. Aujourd’hui riche de plus de 1 400 œuvres de 400 artistes, le musée propose entre autres un dialogue inédit entre le Nouveau Réalisme européen et l’expression américaine de l’art d’assemblage et du pop art.
À ce propos, que devient le musée avec les travaux actuels de la Promenade du Paillon Saison 2 ?
Le musée a entrepris un vaste chantier de quatre ans destiné à mettre en valeur ses œuvres et à optimiser l'accueil du public. Pendant cette période, le MAMAC se déploie hors les murs avec des expositions et des actions. Il est associé actuellement avec le musée Fernand Léger à Biot dans le cadre d’un projet historique mettant face à face Léger et les nouveaux réalistes. Nous y présentons un ensemble remarquable de 70 œuvres provenant de nos collections, dont certaines sont rarement exposées, comme cette magnifique création de Gilbert & George. Si cette œuvre peut sembler dissonante avec certaines pièces de notre collection permanente à Nice, elle prend tout son sens à Biot, face à l’œuvre de Léger. Il en va de même pour Keith Haring et d’autres pièces qui n’ont pas été exposée depuis quinze ans comme le Portrait de Jean, l’amoureux de Niki de Saint Phalle à qui elle rend hommage après son décès. On vient par ailleurs de terminer une exposition sur Niki de Saint Phalle que le MAMAC a organisé aux États-Unis dans l’impressionnant musée Nelson Atkins à Kansas City.
En novembre, nous serons présents dans le vieux Nice dans l’intimité du Palais Lascaris. L’artiste Laurence Aëgerter viendra enrichir le parcours d’œuvres prêtées par le MAMAC avec une production d’œuvres nouvelles soutenues par le musée. À l’automne, nous ferons également une collaboration avec le musée Matisse de Nice. Nous poursuivons aussi nos activités de médiation culturelle hors les murs et passons une série de commandes aux artistes du spectacle vivant qui partent de l’imaginaire d’œuvres de la collection pour créer des pièces d’art vivant dans les écoles, les lieux de culture, les hôpitaux… C’est notamment le cas avec un nouveau projet porté par l’artiste Félicien Chauveau autour d’Yves Klein, et qui sera itinérant.
À Nice, la scène artistique continue d’être très forte et influencée par ce fabuleux mouvement qui a eu lieu à l’âge d’or des années 1950 à 1970. On voit parfois des résurgences et certains sont encore là comme Jean Mas et Marcel Alocco. Génération après génération, Nice voit apparaître des artistes originaux grâce à ses écoles d’art (la Villa Thiole, la Villa Arson, etc.), à la présence de nombreux lieux artistiques (La Station, Le 109, etc.) et des galeries d’art de très grande qualité.
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Photo couv : Portrait Hélène Guenin © Karolina Kodluba